18

 

             

            Martine était morte dans la nuit du lundi au mardi, et la cérémonie funèbre eut lieu dès le mercredi, au Père-Lachaise. Peu de gens y furent conviés. Les parents de Martine, ses beaux-parents, Patrick et Isabelle, deux ou trois autres couples d’amis. Rital vint également, en portant une imposante gerbe de fleurs. Les collègues du service avaient tous cotisé…

            Selon sa volonté, Martine fut incinérée. Salarnier était très calme. Il avait toujours détesté les enterrements, les pleurs, la douleur impudique. On emporta le cercueil dans lequel reposait le corps de Martine, et la famille fut invitée à attendre que l’incinération prît fin, dans un salon prévu à cet effet. Une demi-heure plus tard, les employés des Pompes Funèbres revinrent en portant une urne dans laquelle étaient enfermées les cendres. La mère de Martine s’évanouit alors. Patrick prit soin d’elle.

            En silence, on porta l’urne jusqu’au colombarium tout proche. Salarnier la déposa lui-même dans un casier, qu’un employé recouvrit d’une plaque de marbre. Elle fut rapidement scellée. Salarnier y avait simplement fait graver : Martine Salarnier. 1951 / 1986.

            À la sortie du cimetière, il se mit à pleuvoir. Les amis et la famille se réfugièrent dans un des cafés qui font face à la grande entrée du cimetière. Patrick et Isabelle entouraient Salarnier. Rital, gêné, salua discrètement et s’éclipsa.

            Plus tard dans l’après-midi, Salarnier raccompagna ses beaux-parents à la gare de Lyon. Un train devait les ramener à Grenoble vers 17 heures. Il resta quelques minutes avec eux, sur le quai, et les quitta dès qu’ils furent installés dans leur compartiment. Puis il rentra chez lui, à Gentilly. Il s’assit sur le canapé du salon. Un portrait de Martine, déguisée en Pierrot (un souvenir du bal masqué que Patrick et Isabelle avaient donné pour leur mariage…) ornait un des murs. Salarnier le décrocha et le rangea dans une penderie. Ses beaux-parents avaient déjà fait disparaître toutes les affaires — vêtements, objets de toilette, parfum — qui appartenaient à leur fille.

            Le téléphone sonna. Salarnier hésita à décrocher, et se souvint soudain des consignes qu’il avait données à Rital. Il se précipita alors vers le combiné. La voix de Patrick retentit dans l’écouteur.

            — Philippe ? dit-il. Qu’est-ce que tu fais ? Ça va ? N’oublie pas que tu dînes chez nous ce soir, hein ?

            La sollicitude de son ami irrita brusquement Salarnier. Il eut envie de l’insulter, de l’envoyer se faire foutre, de lui dire de ravaler sa gentillesse… mais il s’entendit répondre aimablement. Oui, il arrivait.

            Cette nuit-là, Salarnier dormit d’un sommeil agité. Il fit un rêve étrange, dont il attribua l’inspiration à la collection de photos rassemblées par Hervé Fabrard.

            … Il marchait seul, dans une plaine enneigée. C’était le petit matin : à l’horizon, le disque rouge du soleil se dégageait de la brume. À la lisière d’une forêt toute proche, une armée de squelettes apparut dans un bruit de fanfare. Ils s’avançaient, menaçants, mais Salarnier, d’un bond prodigieux, gagnait le couvert des arbres et avançait dans les sous-bois. Martine était assise dans une clairière, sur une souche, occupée à peindre une aquarelle. Elle lui sourit en tendant la main.

            Quand il voulut saisir la feuille posée sur le chevalet, elle prit feu, juste sous ses yeux. Et Salarnier suppliait Martine de lui révéler le sujet de son dessin. Elle secouait la tête, et parlait, dans une langue étrangement chantante, mais incompréhensible.

            Il s’éveilla en sursaut, au moment où les squelettes, visiblement mécontents de sa curiosité, revenaient en force. Il était plus de 2 heures. Salarnier avait mal au crâne. Il avait beaucoup bu, durant la soirée. Il prit un nouveau cachet de somnifère, et, cette fois, dormit d’un sommeil vide.

            Le lendemain matin, il se rendit au Quai au milieu de la matinée. Rital dirigeait le travail, avec sa placidité coutumière.

            — Alors, demanda Salarnier. Qu’est-ce que ça donne, Fabrard ?

            — Pas grand-chose, on a un petit truc, mais faut pas s’affoler…

            — Un « truc » ! s’écria Salarnier, qu’est-ce que c’est, un « truc » ?

            — Calmez-vous… On a trouvé ça il y a à peine une heure. J’ai demandé le relevé des appels téléphoniques de Fabrard, pour le mois écoulé. On a tout épluché en détail, et on est tombé là-dessus.

            Rital montrait un numéro entouré d’un trait rouge.

            — Qu’est-ce que c’est ?

            — Composez-le, vous allez voir, il y a un répondeur…

            Salarnier s’empara du combiné et pianota les huit chiffres sur le clavier. Après quelques grésillements, la sonnerie retentit, puis, effectivement un répondeur automatique se mit en marche. Salarnier entendit un air langoureux joué par un saxophone. Une voix féminine, douce et sensuelle, prit le relais.

            — Bonjour, vous avez lu l’annonce, dit-elle, je puis vous accueillir, monsieur, au 38 de la rue Bouchereau, dans le 14e arrondissement, du lundi au vendredi, de 9 h 30 à 17 heures. L’immeuble est moderne et discret. Vous composerez le code, 0158GN, je répète 0158GN, et, si je suis en mesure de vous recevoir, la porte s’ouvrira automatiquement. Dans le cas contraire, n’insistez pas. Je vous attendrai au deuxième étage, il n’y a qu’une seule porte sur le palier. Nous passerons alors un agréable moment ensemble…

            Le saxo retentit de nouveau, et après quelques secondes, la communication fut interrompue.

            — Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Salarnier.

            — Ben, c’est une pute de luxe, tiens donc ! s’esclaffa Rital.

            — Merci, j’avais compris. Et alors ?

            — Fabrard l’a appelée la veille de sa mort.

            — Un peu court, comme piste…

            — Exact. Vous savez où est la rue Bouchereau ? Elle débouche dans l’avenue du Maine.

            D’autre part, j’ai… eu la curiosité de feuilleter cette revue, vous savez, qu’on avait retrouvée dans le bureau de Harville…

            — C’est un péché, Rital !

            — Oui, sans doute, hé bien, le numéro est dedans… à la rubrique petites annonces.

            Salarnier s’avança vers le plan punaisé sur le mur et vérifia l’emplacement de la rue. Il sortit du bureau. Rital lui emboîta le pas. Deux minutes plus tard, ils pénétraient dans les locaux de la Brigade des Mœurs, trois étages en dessous. Salarnier montra le numéro de téléphone à un inspecteur, en demandant s’il y avait dans leur fichier des renseignements le concernant. Ils patientèrent un quart d’heure, puis, l’inspecteur revint avec une fiche à la main.

            — Nadine Holereau, prostituée, dit-il. Elle a déjà été contrôlée. En ce moment, c’est la grande mode des petites annonces. On en trouve dans Pariscope ou dans ces revues soit disant confidentielles en vente dans les bons sex-shops…

            — Mais encore, à propos de la fille ? insista Salarnier.

            — Elle vit à Nogent-sur-Marne. L’appartement de la rue Bouchereau, c’est pour le « boulot »…

            Salarnier empocha la fiche et remercia l’inspecteur. Avant de s’en aller, il lui fit une dernière recommandation :

            — On vous enverra une note explicative, mais en attendant qu’on vous prévienne, n’allez surtout pas l’emmerder, hein ? Elle nous intéresse.

            De retour dans ses locaux, Salarnier demanda à Lazleau, un de ses inspecteurs cinéphiles, de lui prêter le dernier numéro de Pariscope. Lazleau fouilla dans ses poches et tendit une revue froissée que Salarnier feuilleta. Les dernières pages étaient pleines d’annonces plus ou moins suspectes, plus ou moins codées. Les instituts de « relaxation » succédaient aux clubs de rencontre (gratuit pour les dames…) et côtoyaient les pubs de sex-shops, de théâtres pornos, de peep shows… Le dernier gadget à la mode — la conversation téléphonique érotique — occupait à lui seul plusieurs colonnes.

            — Qu’est-ce que vous allez faire ? demanda Rital. Vous croyez que c’est une histoire de cul, tout ça ?

            — J’en sais rien, Rital, il faut coincer la fille, lui montrer des photos de nos quatre lascars. Si elle les connaît, on avisera…

            — Bon, on y va tout de suite ?

            — Non, on va aller l’attendre chez elle, à Nogent.

            Salarnier rongea son frein jusqu’au soir. Il partit seul avec Rital. Durant tout l’après-midi, il feuilleta, jusqu’à en avoir la nausée, les documents rassemblés par Fabrard.

            Nadine Holereau était locataire d’un petit appartement situé dans une résidence coquette, sur les bords de Marne. En planque dans la rue, tout près de l’immeuble, Salarnier et Rital virent passer plusieurs femmes, mais ils ne reconnurent pas Nadine Holereau, dont l’inspecteur leur avait remis une photo. Dans une enveloppe de papier kraft que Rital triturait de ses doigts nerveux, il y avait les portraits de Harville, Voivel, Mesclin et Fabrard. À 18 h 30, Salarnier décréta que l’attente n’avait que trop duré et il descendit de la voiture pour se diriger vers la résidence. Parmi les boîtes aux lettres, il trouva celle de Nadine. Un panneau comportant le nom des locataires le renseigna quant à l’étage. Cinq minutes plus tard, ils sonnaient à une porte, au troisième. On ouvrit ; un visage enfantin apparut dans l’entrebâillement du battant retenu par une chaîne de sécurité. La fillette avait une dizaine d’années, des joues bien roses, des yeux rieurs. Elle jouait avec un Goldorak de caoutchouc et, devant l’arrivée des intrus, appela sa mère. Nadine Holereau vint aussitôt. Rital la dévisagea. Elle était très belle ; une épaisse chevelure brune encadrait son visage fin, d’un ovale délicat, aux yeux bleu sombre.

            — Nadine Holereau ? demanda Salarnier.

            Il exhiba sa carte en l’inclinant de telle sorte que la gamine ne la voie pas. Nadine décrocha la chaîne de sécurité.

            — Ne vous inquiétez pas, dit Rital, nous venons pour une enquête de routine.

            — Qui t’es, toi ? demanda la fillette.

            — Ce sont… des gens de la mairie ! dit Nadine.

            Salarnier fronça les sourcils en direction de Rital : il lui montrait la gamine.

            — Oui, dit-il, on est de la mairie, et mon copain, c’est un fana de Goldorak, tu dois en avoir, des trucs à lui montrer, dans ta chambre, non ?

            Rital disparut dans le couloir, avec la petite, tandis que Salarnier s’installait dans le salon. Il dévisagea Nadine, la trouva plus que séduisante. Il s’assit dans un fauteuil, face au téléviseur éteint.

            — Pas de panique, dit-il, nous n’appartenons pas aux Mœurs…

            Nadine soutint son regard puis s’assit elle aussi. Son regard hésitait entre la crainte et l’hostilité.

            — Voilà, dit Salarnier, je vais tout de suite vous dire que nous ne venons pas vous ennuyer à cause de votre, heu, travail… hein, c’est bien compris ? Votre studio de la rue Bouchereau, vous l’utilisez depuis combien de temps ?

            — Un an… murmura Nadine.

            Elle tendit la main vers un petit meuble bas et sortit une bouteille de whisky et un verre qu’elle posa devant le commissaire. Salarnier soupira. La conduite de Nadine en disait long sur les habitudes de la Brigade des Mœurs. Il se servit néanmoins, but une rasade.

            — Nous pensons, reprit-il, enfin, nous avons certaines raisons de penser que des meurtres ont été commis, des meurtres qui ne seraient pas sans rapport avec vous…

            Nadine ferma les yeux et ses mains se mirent à trembler.

            — Je vis ici, tranquillement, avec ma fille, balbutia-t-elle, et je ne voudrais surtout pas que…

            — Ne vous inquiétez pas ! interrompit Salarnier.

            Il ouvrit l’enveloppe de papier kraft et sortit les clichés qu’il présenta à Nadine.

            — Les connaissez-vous ? demanda-t-il. Elle examina les photos.

            — Oui… murmura-t-elle.

            — Bien… s’écria Salarnier. Ce sont des…

            — Des clients, oui…

            — Parfait. Dites-moi, vous ne lisez jamais les journaux ? Vous n’avez pas lu ce reportage concernant un cadavre décapité retrouvé dans les Buttes-Chaumont ?

            — Non, dit Nadine, je ne m’intéresse pas à tout cela…

            Salarnier hocha la tête. L’ignorance de la jeune femme ne le surprit pas.

            Pour les deux premiers décapités, il n’y avait eu que quelques entrefilets. En ce qui concernait Harville, il s’était lui-même débrouillé pour que la presse soit tenue à l’écart, et la relation du meurtre de Fabrard était toute récente.

            — Alors, vous les connaissez, tous les quatre, je suppose ?

            Nadine ferma de nouveau les yeux. Salarnier vida son verre, satisfait.

            — Ils ont été tués, poursuivit-il. Tous les quatre. Qu’est-ce que vous pouvez me dire à leur sujet ?

            Nadine bredouilla tout d’abord quelques paroles incompréhensibles, puis elle se reprit.

            — Qu’est-ce que vous vous imaginez ? demanda-t-elle d’un ton rogue, qu’ils viennent me voir pour me raconter leur vie ? Pour mes beaux yeux ? Je ne les connais pas… même pas leur nom. Ils viennent… enfin, ils venaient assez régulièrement, sauf le dernier, je ne l’ai vu qu’une seule fois !

            — Je comprends, admit Salarnier, je suis désolé, mais je crois que nous allons vous demander de nous accompagner. C’est votre fille, n’est-ce pas ? dit-il en désignant la porte de la chambre dans laquelle Rital jouait à Goldorak.

            — Je vous en prie, supplia Nadine, elle n’est pas au courant…

            — Je l’espère… murmura Salarnier. Vous ne pouvez pas la faire garder, pour ce soir ?

            Nadine sécha les larmes qui coulaient sur ses joues blêmes et décrocha le téléphone. Salarnier comprit qu’elle appelait une voisine. Elle inventait une crise cardiaque d’un grand-père, l’urgence d’un départ en proche province…

            — La voisine accepte de me dépanner, mais il faut que je sois de retour demain dans l’après-midi, dit-elle.

            — À priori, il n’y aura pas de problème, répondit Salarnier, mais je préfère ne pas vous mentir : ce sera peut-être plus long… Enfin, nous verrons bien, à ce moment-là.

            Une vingtaine de minutes plus tard, Nadine Holereau montait dans la voiture de Salarnier. Rital conduisit vite, jusqu’à Paris. Il faisait déjà nuit quand ils arrivèrent au Quai. Salarnier installa la jeune femme dans son bureau et lui proposa un café, qu’elle refusa.

            — Voilà, dit-il, ces quatre types, dont je vous ai montré les photos vous savez comment ils ont été tués ? Non ? À coups de faux… On leur a tranché la tête, à coups de faux, vous vous rendez compte ?

            — Mais je n’y suis pour rien, protesta Nadine, qu’est-ce que vous croyez, que c’est moi qui ai fait ça ? Vous êtes dingue ?

            — Non, je ne pense pas que vous y soyez pour quelque chose, ricana Salarnier, on n’a jamais vu un commerçant assassiner ses clients, pas vrai, Rital ?

            — Alors, vous voyez bien… soupira Nadine.

            — Oui, reprit Salarnier, le problème, c’est que le seul lien qu’on ait pu établir entre eux quatre…

            — Les quatre sans cou ! lança Rital.

            — Entre eux quatre, poursuivit Salarnier en secouant la tête, le seul lien, c’est vous… Alors, vous voyez bien ?

            Et Salarnier entama un interrogatoire en règle, en repartant de zéro, tandis que Rital, embusqué derrière une vieille machine à écrire, tapait le compte rendu.

            — Vous allez me donner les noms de ces types, vos « clients », ceux que vous connaissez, du moins.

            — Mais je ne les connais pas… balbutia Nadine.

            — Au moins certains… insista Salarnier.

            Elle finit par lâcher quelques noms. Des renseignements fragmentaires concernant leur profession s’ajoutèrent au rapport.

            — Et parmi tous ces gens, il n’y en a aucun qui vous semble bizarre, enfin, ce n’est pas le mot qui convient mais peut-être me comprenez-vous…

            — Bizarre ? Non, je ne vois pas.

            — Je ne vous demande pas de détails sur leurs petites manies sexuelles, mais, l’un d’eux vous fait-il peur, par exemple ?

            — Non ! ils trouvent mon adresse par annonce et viennent assez régulièrement. S’il y en avait un qui me déplaisait, je ne lui ouvrirais pas la porte, voilà tout.

            Et les questions se succédèrent sans que Salarnier parvienne à dégager un élément intéressant. À 21 heures, il fit monter des plateaux repas. Nadine mangea calmement. Salarnier relut les feuillets que Rital avait dactylographiés. Nadine ne lui était pas antipathique. Elle faisait de son mieux pour l’aider et il imaginait aisément l’inconfort de sa situation. Elle demanda à téléphoner à sa fille, pour la rassurer.

            — Dites-moi, demanda Salarnier, quand elle eut terminé, l’un de vos clients vous parle-t-il de la mort ?

            — De la mort ? Vous croyez qu’ils me parlent de la mort ?

            — C’est le second point commun entre les quatre assassinats. Le premier tenait un commerce de Pompes Funèbres, le second gérait les cimetières de la Ville, le troisième était médecin légiste, quant au quatrième, il était réalisateur à la télé, mais il a eu la mauvaise idée de préparer un documentaire sur la mort. C’est plus qu’un hasard, vous ne trouvez pas ? Enfin, je m’imagine qu’il s’agit d’autre chose que d’un hasard.

            — Il est complètement ravagé, votre type… murmura Nadine.

            — Je vous l’accorde, en effet.

            Ils parlèrent jusque tard dans la nuit, sans avancer. Salarnier devait prendre une décision.

            — Écoutez, dit-il, j’ai besoin de votre aide, et vous allez me la donner, sinon, nous vous causerons les pires emmerdements. Demain, et dans les jours qui viennent, vous irez « travailler » tout à fait normalement. Enfin, vous essaierez. Et nous, nous allons mettre en place une petite surveillance, devant l’immeuble de la rue Bouchereau. D’accord ?

            Nadine acquiesça. Rital bâillait à s’en décrocher la mâchoire.

            — Et, de temps en temps, reprit Salarnier, un de mes inspecteurs viendra jouer le rôle du client. M. Rital, notamment, que vous voyez ici.

            Rital sursauta. Le rouge lui monta aux joues. Il s’apprêtait à protester quand Salarnier lui demanda de raccompagner Nadine jusque chez elle, à Nogent.

            Dès qu’ils eurent quitté le bureau, Salarnier appela les inspecteurs de permanence. Lazleau lisait les Cahiers du Cinéma dans la salle voisine.

            — Amène-toi ! ordonna Salarnier. Tu vas passer la nuit à Nogent. Voilà l’adresse. Tu as vu la fille, tout à l’heure ? Bon, demain matin, elle doit sortir de chez elle, et venir dans le quatorzième, rue Bouchereau, au numéro 38. En route ! Tu ne la quittes pas des yeux et surtout, tu ne te fais pas repérer, il faut qu’elle ait confiance en nous. Je ne crois pas qu’elle prépare une entourloupe, mais on ne sait jamais. Arrivé rue Bouchereau, tu te tires sans insister. On prendra le relais. Au moindre incident, tu m’appelles, je serai sur la fréquence.

            Salarnier mit en alerte une autre équipe qui devait prendre place dans une camionnette banalisée, devant l’immeuble où Nadine officiait. Puis il quitta le Quai. Quelques bars étaient encore ouverts, place Saint-Michel. Il pénétra dans une brasserie et commanda un cognac. Des zonards esseulés, ainsi que quelques couples illégitimes qui se tripotaient sans vergogne, peuplaient l’endroit. Et ces amours semblaient si misérables que Salarnier n’eut pas honte de sa solitude.

            Vers 4 heures, il regagna le Quai et s’endormit dans un fauteuil. Son rêve vint le visiter, de nouveau. Cette fois, il fut plus décousu. Le chevalet gisait renversé dans la clairière, d’où Martine s’était enfuie. Mais Salarnier était heureux ; elle lui avait laissé un message : l’aquarelle dont il comprenait maintenant la signification.

            Il s’éveilla en sursaut à 8 heures, dérangé par des éclats de voix provenant du bureau voisin. Les images du rêve s’étaient estompées, il ne parvint pas à se souvenir du dessin de Martine, et il en souffrit. Il descendit déjeuner place du Châtelet. La fatigue l’avait quitté, mais ses joues creuses, couvertes de barbe, donnaient à son visage un aspect ténébreux.